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À présent, les mitraillettes étaient braquées sur l’Ombre Jaune, debout derrière son bureau, la haine se lisant sur sa face olivâtre. Des frémissements convulsifs parcouraient la peau brillante de son crâne et ses yeux essayaient d’accrocher ceux de ses deux ennemis, mais ceux-ci évitaient de le regarder en face, car ils connaissaient la puissance hypnotique des prunelles d’ambre.
— Fini de rire, Monsieur Ming, gronda Ballantine avec une joie sauvage. Vous ne vous y attendiez peut-être pas, et nous pas davantage, mais la chance a tourné.
Bob Morane demeurait silencieux. Il connaissait suffisamment le Mongol pour savoir qu’avec lui les paroles étaient superflues, voire dangereuses, et qu’il valait mieux concentrer toute son attention sur ses gestes, pour prévenir la moindre traîtrise.
Pourtant, le Mongol demeurait immobile, comme résigné. Mais il ne fallait pas s’y tromper : à tout moment, sans que rien ne puisse le laisser prévoir, il pouvait se détendre et frapper.
Un projectile de bazooka atteignit la porte métallique du laboratoire et, à la place de la serrure, fondue par la température de la charge creuse, il n’y eut plus qu’un grand trou. Le battant s’ouvrit, pour livrer passage à plusieurs soldats britanniques portant l’uniforme des commandos. Derrière eux, on apercevait la silhouette de Sir Archibald Baywatter.
Ce fut cet instant que Ming choisit pour bondir, non pas pour tenter d’assaillir l’adversaire, mais pour fuir. Avec une souplesse toute féline, il traversa le laboratoire en quelques bonds et atteignit la porte donnant à l’intérieur du glacier. Ballantine l’ajusta de son arme, mais Bob l’empêcha d’ouvrir le feu.
— Non, Bill… Il nous le faut vivant…
Déjà, l’Ombre Jaune avait disparu. À leur tour, Morane et Ballantine, suivis par les soldats et Sir Archibald, s’enfoncèrent dans les couloirs aux murs de glace, à l’intérieur de laquelle, les morts en sursis semblaient attendre une réanimation maintenant bien improbable.
Ming courait droit devant lui, sans se retourner et ses poursuivants se lancèrent sur ses talons.
La poursuite ne dura pas longtemps. Là-bas, la galerie se terminait en cul-de-sac au fond duquel était fixé un grand tableau de commandes. Ming s’y adossa et, souriant, extraordinairement détendu, il attendit l’approche de ses adversaires. Ceux-ci s’arrêtèrent à quelques mètres du misérable, leurs armes braquées.
— Surtout, ne tirez pas, recommanda encore Morane. Je le veux vivant…
À ces paroles, le maître du Shin Than éclata de rire.
— Vivant, commandant Morane, vous voilà devenu bien présomptueux, il me semble… Ah !… Ah !… Ah !… Ah !… Non seulement vous ne me prendrez pas vivant, mais ma mort ne servira à rien, vous le savez… Ah !… Ah !… Ah !… Ah !…
Tout à coup, en un geste si rapide que l’œil ne put le saisir, il enfonça un bouton rouge, au centre du tableau.
Tout d’abord, rien ne se passa. Puis, Ming, qui continuait à rire, parut se recroqueviller, entouré soudain d’un halo rouge. Le rire s’éteignit et, en même temps, l’homme disparut dans un brusque flamboiement, aussitôt éteint. À l’endroit précis où, quelques fractions de seconde plus tôt se tenait l’Ombre Jaune, il n’y avait plus à présent qu’un peu de cendre impalpable.
— Il s’est détruit lui-même, dit Sir Archibald d’une voix sourde.
— Oui, fit Morane, sans doute à l’aide d’un rayon mortel voisin du laser. De toute façon, cette mort ne sert à rien, puisque à l’instant précis où nous parlons un autre Monsieur Ming, identiquement semblable à celui qui vient de se consumer sous nos yeux, est en train de se recréer dans un duplicateur de matière situé à des centaines, peut-être des milliers de kilomètres d’ici… Cette mort ne…
Le Français s’interrompit. Un sourd grondement montait du sol de glace recouvert d’un treillis d’acier.
Tout s’était mis à trembler violemment, comme sous l’action d’un séisme. La glace des parois se lézardait, libérant les corps qui s’y trouvaient emprisonnés et qui glissaient, flasques, avec des mouvements désordonnés de pantins.
— Fuyons ! hurla Morane. Sinon nous allons être ensevelis…
Tous se mirent à courir en direction du laboratoire, et ils y pénétraient à l’instant précis où, derrière eux, le glacier s’effondrait.
Pourtant, le tremblement n’avait pas pris fin, il se transmettait au laboratoire, jetant bas les livres de la bibliothèque, renversant meubles et instruments.
Dans la rotonde, une vingtaine de soldats britanniques couraient, affolés.
— Tous au bateau ! cria Sir Archibald Baywatter. Tous au bateau…
La base tout entière semblait s’effriter autour des fuyards. Tous cependant réussirent à gagner l’air libre et à s’entasser dans la grosse vedette militaire qui, aussitôt, de toute la vitesse de son moteur, fila en direction du petit bâtiment transporteur de troupes ancré à quelques encablures de l’île, non loin du Kagira Maru.
Derrière, le grondement montait, se changeait en tonnerre, comme si dans les entrailles du roc et du glacier, un monstre jusque-là endormi manifestait soudain sa colère.
La vedette allait atteindre le transporteur, quand il y eut un prodigieux éclatement. L’embarcation fut soulevée et, pendant un instant, on put croire qu’elle allait chavirer, mais il n’en fut rien, car elle se contenta de continuer à danser sur les lames qui déferlaient.
Tous s’étaient tournés vers l’île Danen, comme s’ils s’attendaient à ce qu’elle eût disparu. Mais elle dressait toujours sa masse rébarbative sur l’écran sombre du ciel. Seule, la falaise dans laquelle se trouvait aménagé le repaire-laboratoire de Ming s’était effondrée et, à sa place, il n’y avait plus qu’un éboulis cyclopéen de rochers fracassés, de glace émiettée, d’où montait une fumée noire.
— Quand je pense, fit Ballantine avec une sorte de teneur sacrée dans la voix, à tous les trésors scientifiques entreposés là et qui, maintenant, sont détruits par la seule volonté de leur maître.
Bob Morane haussa les épaules et fit la grimace.
— Mieux vaut, de toute façon, que cette science soit détruite. Ming n’en aurait fait qu’un mauvais usage. Et puis, avec lui, rien n’est jamais perdu, surtout ce qui devrait l’être…